XVII
RELATION D'OBJET ET RELATION INTERSUBJECTIVE

 

 

Balint et Ferenczi.

La satisfaction du besoin.

La carte du Tendre.

L'intersubjectivité dans les perversions.

L'analyse sartrienne.

 

 

Voyons donc cette conception que nous appelons de Balint, qui se rapporte en fait à une tradition très particulière, celle qu'on peut dire hongroise pour autant qu'elle a été dominée incidemment par la personnalité de Ferenczi. Nous aurons sûrement à toucher par mille petites faces anecdotiques les rapports de Ferenczi et de Freud. C'est très amusant.

Ferenczi a été un peu considéré avant 1930 comme l'enfant terrible de la psychanalyse. Par rapport au concert des analystes, il gardait une grande liberté d'allure. Sa façon de poser les questions ne participait pas du souci de s'exprimer par ce qui était, déjà à cette époque, orthodoxique. Il a ainsi introduit à plusieurs reprises des questions qui peuvent se grouper autour de l'expression psychanalyse active–  et quand on a dit ça, qui fait clef, on croit qu'on a compris quelque chose.

Ferenczi a commencé à s'interroger sur le rôle que devaient jouer, à tel moment de l'analyse, l'initiative de l'analyste d'abord, son être ensuite. Il faut voir en quels termes, et ne pas qualifier d'actif toute espèce d'intervention. Par exemple, vous avez hier soir entendu poser la question des interdictions à propos du cas qui nous a été rapporté par le Dr Morgan. C'est là une question, je l'ai rappelé hier soir, qui est déjà évoquée dans les Ecrits techniques de Freud. Freud a toujours admis comme parfaitement évident, que, dans certains cas, il faut savoir intervenir activement en posant des interdictions – Votre analyse ne peut pas continuer si vous vous livrez à telle activité qui, saturant en quelque sorte la situation, stérilise au sens propre du terme ce qui peut se passer dans l'analyse.

En partant d'où nous sommes, en remontant l'histoire à partir de Balint, nous tâcherons de voir ce que veut dire chez Ferenczi la notion de psychanalyse active, dont l'introduction est portée à son crédit.

Je vous signale en passant que Ferenczi a, au cours de sa vie, changé plusieurs fois de position. Il est revenu sur certaines de ses tentatives, déclarant que l'expérience les avait montrées excessives, peu fructueuses, voire nocives.

Balint appartient donc à cette tradition hongroise qui s'épanouit autour des questions que pose la relation de l'analysé et de l'analyste, conçue comme une situation inter-humaine impliquant des personnes et comportant à ce titre certaine réciprocité. Ces questions s'énoncent aujourd'hui en termes de transfert et contre-transfert.

Nous pourrions clore autour de 1930 l'influence personnelle de Ferenczi. Ensuite, c'est celle de ses élèves qui se manifeste.

Balint se situe dans cette période qui s'étend de 1930 à nos jours et qui est caractérisée par une montée progressive dans l'analyse de la notion de relation d'objet. Je crois que c'est là le point central de la conception de Balint, de sa femme, et de leurs collaborateurs qui se sont intéressés à la psychologie des animaux. C'est ce qui se manifeste dans un livre qui, encore qu'il ne soit qu'un recueil d'articles assez papillotants, disparates, s'étendant sur une période de vingt années, se caractérise cependant par une remarquable unité, qu'on peut dégager.

 

1

 

Je suppose fait le tour d'horizon, car l'exposé de Granoff vous a permis de situer, dans leur masse, les problèmes que pose Balint. Partons donc de la relation d'objet. Elle est au coeur de tous les problèmes, vous le verrez.

Allons tout de suite au noeud. Le centre perspectif de Balint dans l'élaboration de la notion de relation d'objet est ceci – la relation d'objet est celle qui conjoint à un besoin un objet qui le satisfait.

Dans sa conception, un objet est avant tout un objet de satisfaction. Ce n'est pas pour nous étonner, puisque l'expérience analytique se déplace dans l'ordre des relations libidinales, dans l'ordre du désir. Est-ce à dire que définir l'objet, dans l'expérience humaine, comme ce qui sature un besoin est un point de départ valable, à partir duquel nous pourrons développer, grouper et expliquer ce que l'expérience nous enseigne se rencontrer dans l'analyse ?

La relation d'objet fondamentale satisfait pour Balint à ce qu'on peut appeler la forme pleine, la forme typique. Elle lui est donnée d'une façon typique dans ce qu'il appelle primary love, amour primaire, à savoir les relations de l'enfant et de la mère. L'article essentiel sur ce point est Mother's love and love for the mother,d'Alice Balint. Selon celle-ci, le propre de la relation de l'enfant à la mère est que la mère comme telle satisfait à tous les besoins de l'enfant. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que c'est toujours réalisé. Mais c'est structural à la situation de l'enfant humain.

Tout l'arrière-fond animal est ici impliqué. Le petit d'homme est, comme le petit animal pendant un certain temps, coapté à ce compagnonnage maternel qui sature quelque besoin primitif, lors des premiers pas qu'il fait dans le monde de la vie. Mais il l'est beaucoup plus qu'un autre, en raison de l'arriération de son développement. Vous savez qu'on peut dire que l'être humain naît avec des traits foetalisés, c'est-à-dire ressortissent à une naissance prématurée. Balint touche à peine ce point, et en marge. Mais il le relève, il a de bonnes raisons pour ça.

Quoi qu'il en soit, la relation enfant-mère est pour lui tellement fondamentale qu'il va jusqu'à dire que, si elle s'accomplit d'une façon heureuse, il ne peut y avoir de trouble que par accident. Cet accident peut être la règle, ça ne change rien, c'est un accident par rapport à la relation considérée dans son caractère essentiel. S'il y a satisfaction, ce qui est le désir de cette relation primaire, le primary love n'a pas même à apparaître. Rien n'apparaît. Tout ce qui s'en manifeste est donc simplement un accroc à la situation fondamentale, relation à deux, fermée.

Je ne peux pas m'attarder, mais je dois dire que l'article d'Alice Balint développe cette conception jusqu'à ses conséquences héroïques. Suivons son raisonnement.

Pour l'enfant, tout ce qui lui est bon, venant de la mère, va de soi. Rien n'implique l'autonomie de ce partenaire, rien n'implique que ce soit un autre sujet. Le besoin exige. Et tout dans la relation d'objet s'oriente de soi vers la satisfaction du besoin. S'il y a ainsi harmonie préétablie, fermeture de la première relation d'objet de l'être humain, tendance à une satisfaction parfaite, en toute rigueur il doit en être strictement de même de l'autre côté, du côté de la mère. Son amour pour son rejeton a exactement le même caractère d'harmonie préétablie sur le plan primitif du besoin. Chez elle aussi, les soins, le contact, l'allaitement, tout ce qui la lie animalement à son rejeton satisfait un besoin, complémentaire du premier.

Alice Balint s'oblige donc à prouver – et c'est là l'extrémité héroïque de sa démonstration – que le besoin maternel comporte exactement les mêmes limites que tout besoin vital, à savoir que quand on n'a plus rien à donner, eh bien on prend.Un élément des plus démonstratifs qu'elle apporte, c'est que, dans telle société dite primitive – ce terme fait moins allusion à la structure sociale ou communautaire de ces sociétés qu'au fait qu'elles sont beaucoup plus ouvertes à des crises terribles sur le plan vital du besoin, qu'il s'agisse des esquimaux ou des tribus errantes dans un état misérable à travers les déserts australiens –  lorsqu'il n'y a plus rien à se mettre sous la dent, on mange son petit. Ça fait partie du même système, c'est dans le registre de la satisfaction vitale, il n'y a aucune béance entre nourrir et manger – on est tout à lui, mais du même coup, il est tout à vous. De ce fait, quand il n'y a plus moyen de s'en tirer autrement, il peut très bien être ingurgité. L'absorption fait partie des relations inter-animales, des relations d'objet. En temps normal, l'enfant se nourrit de sa mère, l'absorbe dans la mesure où il le peut. La réciproque est vraie. Quand la mère ne peut plus faire autrement, elle se l'envoie derrière la cravate.

Balint va très loin dans des détails ethnographiques extraordinairement suggestifs. Je ne sais pas s'ils sont exacts – il faut toujours se méfier des rapports qui viennent de loin. Néanmoins, des ethnographes rapportent que, dans des périodes de détresse, lors de ces famines atroces qui font partie du rythme de populations isolées, restées dans des stades très primitifs, dans certaines tribus d'Australie par exemple, les femmes en état de gestation sont capables, avec cette dextérité remarquable qui caractérise certains comportements primitifs, de se faire avorter pour se nourrir de l'objet de la gestation, ainsi prématurément mis au jour.

En résumé, la relation enfant-mère est là présentée comme le point de départ d'une complémentarité du désir. Il y a coaptation directe des désirs, qui s'emboîtent, se ceinturent l'un l'autre. Les discordances, les béances ne sont jamais qu'accidents.

Cette définition, point de départ et pivot de la conception balintienne, est en contradiction sur un point essentiel avec la tradition analytique, sur le sujet du développement des instincts. En effet, la définition de la relation enfant-mère s'oppose à ce qu'on admette un stade primitif, dit d'autoérotisme, qu'admettent pourtant, pour toute une part, les textes de Freud, bien que non sans nuances – nuances très importantes, qui laissent toujours la chose dans une certaine ambiguïté.

Dans la conception viennoise, classique, du développement libidinal, il y a une étape où le sujet enfantin ne connaît que son besoin, en ce sens qu'il n'a pas de relation avec l'objet qui le satisfait. Il ne connaît que ses sensations, et il réagit sur le plan stimulus-réponse. Il n'y a pas pour lui de relation primaire prédéterminée, il n'y a que le sentiment de son plaisir ou de son non-plaisir. Le monde est monde de sensations. Et ces sensations inclinent, dominent, gouvernent son développement. On n'a pas à tenir compte de sa relation à un objet, car aucun objet n'existe encore pour lui.

C'est cette thèse classique – que Bergler expose dans son article Earliest stages, paru dans l'International Journal de 1937, page 416 – qui rendait le milieu viennois particulièrement imperméable à ce qui commençait à surgir dans le milieu anglais. Elle mettait en valeur ce qui s'est ensuite développé dans la théorie kleinienne, à savoir l'idée des éléments traumatiques premiers, liés à la notion de bon et de mauvais objet, de projections et d'introjections primitives.

Quelles sont les conséquences de la conception balintienne de la relation d'objet ? D'abord, posons ceci – il est clair que Balint et ceux qui le suivent vont dans le sens d'une vérité. Qui peut nier sérieusement, s'il a observé un nourrisson de quinze à vingt jours, que celui-ci porte intérêt à des objets électifs ? Donc, l'idée traditionnelle que l'autoérotisme est le destin primitif de la libido doit être interprétée. Elle a sûrement sa valeur, mais si nous la situons sur le plan behavioriste du rapport du vivant avec son Umwelt, elle est fausse, puisque l'observation nous témoigne qu'il y a bien relation d'objet. De tels développements théoriques, qui se branchent sur la théorie de l'analyse, représentent, par rapport à l'inspiration fondamentale de la conception de la libido, une déviation. Pour l'instant, une part considérable, majoritaire, du mouvement analytique s'y engage.

Balint définit donc la relation d'objet par la satisfaction d'un besoin auquel l'objet correspond d'une façon fermée, achevée, dans la forme de l'amour primaire, dont le premier modèle est donné par le rapport mère-enfant. J'aurais pu vous faire entrer dans la pensée de Balint par un autre chemin. Mais, par quelque entrée que vous accédiez à cette pensée, vous y retrouverez toujours les mêmes impasses et les mêmes problèmes, car c'est une pensée cohérente. Si on part d'une telle relation d'objet, il n'y a aucun moyen d'en sortir. La relation libidinale, quels que soient ses progrès, ses étapes, ses franchissements, ses stades, ses phases, ses métamorphoses, sera toujours définie de la même façon.

 

2

 

Une fois posée une pareille définition de l'objet, quelle que soit la façon dont vous variez les qualités du désir en passant de l'oral à l'anal, puis au génital, il faudra bien qu'il y ait un objet pour le satisfaire et le saturer.

Aussi, la relation génitale dans ce qu'elle a d'achevé, dans son accomplissement sur le plan instinctuel, est-elle théorisée de la même façon que la relation enfant-mère. Dans la satisfaction génitale achevée, la satisfaction de l'un, je ne dis pas se soucie de la satisfaction de l'autre, mais se sature en cette satisfaction. Et il va de soi que l'autre est satisfait dans cette relation essentielle. Voilà l'axe de la conception balintienne du génital love. C'est la même que celle du primary love.

Balint ne peut pas penser les choses autrement, dès lors que l'objet est défini comme un objet de satisfaction. Comme il est clair que cela devient beaucoup plus compliqué au moment où le sujet humain, adulte, a à mettre effectivement en exercice ses capacités de possession génitale, il lui faut ajouter là une rallonge. Mais ça n'est jamais qu'une rallonge, à savoir qu'on ne comprend pas d'où a pu surgir l'initiative du sujet, son aperception de l'existence ou, comme il dit, de la réalité du partenaire.

Ce qui fait la différence du génital love par rapport au primary love, c'est l'accès à la réalité de l'autre comme sujet. Le sujet tient compte de l'existence de l'autre sujet comme tel. Il s'occupe, non seulement de la jouissance de son partenaire, mais de bien d'autres exigences qui existent autour. Tout cela ne va pas de soi. Pour Balint, ça tient au donné. C'est comme ça parce qu'un adulte, c'est beaucoup plus compliqué qu'un enfant. Fondamentalement, le registre de satisfaction est le même. Il y a une satisfaction close, à deux, où l'idéal est que chacun trouve dans l'autre l'objet ce qui satisfait son désir.

Mais ces facultés d'appréciation des besoins et des exigences de l'autre, qui sont requises au stade génital, d'où les faire sortir ? Qu'est-ce qui peut introduire dans le système fermé de la relation d'objet, la reconnaissance d'autrui ? Rien ne peut l'y introduire, et c'est cela qui est frappant.

Il faut pourtant bien qu'ils viennent de quelque part, ces éléments qu'il appelle la tendresse, l'idéalisation, et qui sont ces mirages de l'amour qui drapent l'acte génital – la carte du Tendre. Balint ne peut nier cette dimension, puisque la clinique la démontre. Alors, il dit – et c'est là que sa théorie se déchire, de haut en bas – l'origine de tout cela est pré-génitale.

C'est énorme. Ça veut dire qu'il est contraint de fonder sur le primary love une dimension originale du stade génital qui comporte cette si complexe relation à autrui par quoi la copulation devient amour. Or, il a passé son temps jusqu'alors à définir le primary love comme une relation objectale close sur elle-même, sans intersubjectivité. Voilà qu'arrivé au génital, il voudrait faire surgir de ce même primary love de quoi composer la relation intersubjective. C'est ça, la contradiction de sa doctrine.

Balint conçoit le pré-génital comme formé par une relation d'objet, disons animale, dans laquelle l'objet n'est pas selfish, n'est pas sujet. Le terme n'est pas employé, mais les formules mêmes qu'il emploie montrent bien de quoi il s'agit. Dans le pré-génital, il n'y a absolument pas de self, sinon celui qui vit. L'objet est là pour saturer ses besoins. Quand on arrive au niveau de la relation génitale, on ne peut sortir de la relation d'objet ainsi définie, pas moyen de la faire progresser, car, le désir a beau changer, l'objet lui sera toujours complémentaire. Balint est pourtant amené à dire – sans pouvoir combler la béance qui en résulte – que l'intersubjectivité, c'est-à-dire l'expérience de la selfishness de l'autre, vient de ce stade pré-génital dont il l'a exclu précédemment. C'est vrai. C'est là un fait parfaitement sensible, qu'on voit se trahir dans l'expérience analytique. Mais ça contredit toute la théorie du primary love. Et c'est là, sur le plan même de l'énoncé théorique, que l'on voit dans quelle impasse on s'engage quand on prend la relation d'objet sous le registre de la satisfaction.

 

Dr Lang : – Il me semble qu'il y a une autre contradiction, qui se voit aussi dans l'exposé que vous avez fait. En effet, dans le monde fermé du primary love, il y a une confusion complète entre le besoin et le désir. Et vous avez d'ailleurs employé vous-même tantôt un terme, tantôt l'autre. C'est peut-être en portant son attention sur ce point qu'on verrait où est la faille.

 

Balint emploie alternativement les deux. Le fondement de sa pensée, c'est le need, le besoin, et c'est accidentellement, dans les manques, que le need se manifeste en wish. Et c'est bien de cela qu'il s'agit – le wish humain est-il simplement le manque infligé au need ? Le désir ne sort-il que de la frustration ? Les analystes se sont engagés très loin dans cette voie, et d'une façon combien moins cohérente que Balint, jusqu'à faire de la frustration le pivot de la théorie analytique – la frustration primaire, secondaire, primitive, compliquée, etc. Il faut se détacher de cette fascination pour retomber sur ses pieds. C'est ce que je vais essayer de vous rappeler maintenant.

 

3

 

Si l'analyse a fait une découverte positive sur le développement libidinal, c'est bien que l'enfant est un pervers, et même un pervers polymorphe.

Avant l'étape de normalisation génitale dont la première ébauche tourne autour du complexe d'OEdipe, l'enfant est livré à toute une série de phases qu'on connote du terme de pulsions partielles. Ce sont ses premières relations libidinales au monde. Sur cette ébauche, l'analyse aujourd'hui est en train d'appliquer la notion de relation d'objet, laquelle est prise – la notion de Lang à cet endroit est extrêmement féconde – dans celle de frustration.

Qu'est-ce que cette perversion primaire? Il faut se rapporter à ceci, que l'expérience analytique est partie d'un certain nombre de manifestations cliniques, parmi lesquelles les perversions. Si on introduit dans le pré-génital les perversions, il faut se rappeler ce qu'elles sont là où on les voit d'une façon claire et dégagée.

Dans la phénoménologie de la perversion, où la phase pré-génitale est impliquée, et dans la phénoménologie de l'amour, la notion balintienne de relation d'objet s'applique-t-elle ?

C'est exactement le contraire. Il n'y a pas une seule forme de manifestations perverses dont la structure même, à chaque instant de son vécu, ne se soutienne de la relation intersubjective.

Laissons de côté les relations voyeuriste et exhibitionniste – c'est trop facile à démontrer. Prenons comme exemple la relation sadique, que ce soit comme forme imaginaire ou comme forme clinique paradoxale.

Une chose est certaine–  la relation sadique ne se soutient que pour autant que l'autre est juste à la limite où il reste encore un sujet. S'il n'est plus rien qu'une chair qui réagit, forme de mollusque dont on titille les bords et qui palpite, il n'y a plus de relation sadique. Le sujet sadique s'arrêtera là, rencontrant tout d'un coup vide, béance, creux. La relation sadique implique en effet que le consentement du partenaire est accroché – sa liberté, son aveu, son humiliation. La preuve en est manifeste dans les formes qu'on peut appeler bénignes. N'est-il pas vrai que la plupart des manifestations sadiques, loin de se pousser à l'extrême, restent plutôt à la porte de l'exécution ? – jouant de l'attente, de la peur de l'autre, de la pression, de la menace, observant les formes plus ou moins secrètes de la participation du partenaire.

Vous savez combien la plus grande part de la somme clinique que nous connaissons comme perversions reste sur le plan d'une exécution seulement ludique. Nous n'avons pas ici affaire à des sujets soumis à un besoin. Dans le mirage du jeu, chacun s'identifie à l'autre. L'intersubjectivité est la dimension essentielle.

Je ne peux pas ici ne pas me référer à l'auteur qui a décrit ce jeu de la façon la plus magistrale – je fais allusion à Jean-Paul Sartre, et à la phénoménologie de l'appréhension d'autrui dans la seconde partie de L'Etre et le Néant. C'est là une oeuvre qu'on peut, du point de vue philosophique, faire tomber sous le coup de bien des critiques, mais qui assurément, dans cette description, atteint, ne serait-ce que par son talent et son brio, à quelque chose de tout à fait spécialement convaincant.

L'auteur fait tourner toute sa démonstration autour du phénomène fondamental qu'il appelle le regard. L'objet humain se distingue originellement, ab initio, dans le champ de mon expérience, il n'est assimilable à aucun autre objet perceptible, en ce qu'il est un objet qui me regarde. Sartre met là-dessus des accents extrêmement fins. Le regard dont il s'agit ne se confond absolument pas avec le fait, par exemple, que je vois ses yeux. Je peux me sentir regardé par quelqu'un dont je ne vois pas même les yeux, et même pas l'apparence. Il suffit que quelque chose me signifie qu'autrui peut être là. Cette fenêtre, s'il fait un peu obscur, et si j'ai des raisons de penser qu'il y a quelqu'un derrière, est d'ores et déjà un regard. A partir du moment où ce regard existe, je suis déjà quelque chose d'autre, en ce que je me sens moi-même devenir un objet pour le regard d'autrui. Mais dans cette position, qui est réciproque, autrui aussi sait que je suis un objet qui se sait être vu.

Toute la phénoménologie de la honte, de la pudeur, du prestige, de la peur particulière engendrée par le regard, est là admirablement décrite, et je vous conseille de vous y reporter dans l'ouvrage de Sartre. C'est une lecture essentielle pour un analyste, surtout au point où l'analyse en est arrivée, à oublier l'intersubjectivité jusque dans l'expérience perverse, pourtant tissée à l'intérieur d'un registre où vous devez reconnaître le plan de l'imaginaire.

Nous observons en effet, dans les manifestations qu'on appelle perverses des nuances qui sont loin de se confondre avec ce que je vous apprends à mettre au pivot de la relation symbolique, c'est-à-dire la reconnaissance. Ce sont des formes extrêmement ambiguës – ce n'est pas pour rien que j'ai parlé de la honte. A analyser le prestige d'une façon plus fine, nous tomberions aussi sur des formes dérisoires, sur le style par exemple qu'il prend chez les enfants, où il est une forme d'excitation, etc.

Un ami me racontait une anecdote sur ce joke qui précède les courses de taureaux, à quoi, en Espagne, l'on fait participer des maladroits. Il m'a décrit une scène extraordinairement belle de sadisme collectif. Vous allez voir jusqu'où va l'ambiguïté.

On avait donc fait défiler un de ces demi-idiots, qu'on revêt dans ces circonstances des plus beaux ornements du matador. Il défilait sur l'arène avant qu'entrent les petites bêtes qui participent à ces jeux. Elles ne sont pas, vous le savez, complètement inoffensives. Et la foule de s'écrier –  Mais lui, là, qui est si beau ! Le personnage, avec sa demi-idiotie bien dans la tradition des grands jeux de cour de l'antique Espagne, entre dans une sorte de panique et commence à se récuser. Les camarades disent – Vas-y, tu vois, tout le monde te veut. Tout le monde prend part au jeu. La panique du personnage augmente. Il se refuse, il veut se dérober. On le pousse hors des barrières, et, finalement, la bascule se produit. Tout d'un coup, il se dégage de ceux qui le poussent, et, emporté par l'insistance écrasante des clameurs du peuple, il se transforme en une sorte de héros bouffon. Impliqué dans la structure de la situation, il s'en va au-devant de la bête avec toutes les caractéristiques de l'attitude sacrificielle, à ceci près que ça reste quand même sur le plan de la bouffonnerie. Il se fait immédiatement étendre sur le sol. Et on l'emporte.

Cette scène sensationnelle me paraît illustrer parfaitement la zone ambiguë où l'intersubjectivité est essentielle. Vous pourriez dire que l'élément symbolique – la pression de la clameur – joue là un rôle essentiel, mais il est quasi annulé par le caractère de phénomène de masse qu'il prend en cette occasion. L'ensemble du phénomène est ainsi ramené à ce niveau d'intersubjectivité qui est celui des manifestations que, provisoirement, nous connotons comme perverses.

On peut aller plus loin. Et Sartre va plus loin, en donnant de la phénoménologie de la relation amoureuse une structuration qui me paraît irréfutable. Je ne peux pas vous la refaire tout entière, parce qu'il faudrait que je passe par toutes les phases de la dialectique du pour-soi et de l'en-soi. Il faut vous donner un peu de peine, et vous reporter à l'ouvrage.

Sartre fait très justement remarquer que, dans le vécu de l'amour, ce que nous exigeons de l'objet dont nous désirons être aimé, ce n'est pas un engagement complètement libre. Le pacte initial, le tu es ma femme ou tu es mon époux auquel je fais souvent allusion quand je vous parle du registre symbolique, n'a vraiment rien dans son abstraction cornélienne pour saturer nos fondamentales exigences. C'est dans une sorte d'engluement corporel de la liberté que s'exprime la nature du désir. Nous voulons devenir pour l'autre un objet qui ait pour lui la même valeur de limite qu'a, par rapport à sa liberté, son propre corps. Nous voulons devenir pour l'autre non seulement ce en quoi sa liberté s'aliène – sans nul doute, il faut que la liberté intervienne, puisque l'engagement est un élément essentiel de notre exigence d'être aimé – mais il faut aussi que ce soit beaucoup plus qu'un engagement libre. Il faut qu'une liberté accepte de se renoncer elle-même pour être désormais limitée à tout ce que peuvent avoir de capricieux, d'imparfait, voire d'inférieur, les chemins dans lesquels l'entraîne la captivation par cet objet que nous sommes nous-même.

Ainsi, devenir par notre contingence, par notre existence particulière dans ce qu'elle a de plus charnel, de plus limitatif pour nous-même, pour notre propre liberté, devenir la limite consentie, la forme d'abdication de la liberté de l'autre, c'est l'exigence qui situe phénoménologiquement l'amour dans sa forme concrète – le génital love, comme disait tout à l'heure notre bon ami Balint. C'est là ce qui l'institue dans cette zone intermédiaire, ambiguë, entre le symbolique et l'imaginaire.

Si l'amour est tout pris et englué dans cette intersubjectivité imaginaire, sur laquelle je désire centrer votre attention, il exige dans sa forme achevée la participation au registre du symbolique, l'échange liberté-pacte, qui s'incarne dans la parole donnée. Il s'étage là une zone où vous pourrez distinguer des plans d'identifications, comme nous disons dans notre langage souvent imprécis, et toute une gamme de nuances, tout un éventail de formes qui jouent entre l'imaginaire et le symbolique.

Vous voyez du même coup que, à l'inverse de la perspective de Balint, et c'est beaucoup plus conforme à notre expérience, il nous faut partir d'une intersubjectivité radicale, de l'admission totale du sujet par l'autre sujet. C'est rétrospectivement, nachträglich, à partir de l'expérience adulte que nous devons aborder les expériences originelles supposées, en étageant les dégradations, sans sortir jamais du domaine de l'intersubjectivité. Pour autant que nous restons dans le registre analytique, il nous faut admettre l'intersubjectivité à l'origine.

Il n'y a pas de transition possible entre les deux registres, celui du désir animal, où la relation est objet, et celui de la reconnaissance du désir. L'intersubjectivité doit être au début, puisqu'elle est à la fin. Et si la théorie analytique a qualifié de pervers polymorphe tel mode ou symptôme du comportement de l'enfant, c'est pour autant que la perversion implique la dimension de l'intersubjectivité imaginaire. J'ai essayé tout à l'heure de vous la faire saisir dans ce double regard qui fait que je vois que l'autre me voit, et que tel tiers intervenant me voit vu. Il n'y a jamais une simple duplicité de terme. Ce n'est pas seulement que je vois l'autre, je le vois me voir, ce qui implique le troisième terme, à savoir qu'il sait que je le vois. Le cercle est fermé. Il y a toujours trois termes dans la structure, même si ces trois termes ne sont pas explicitement présents.

Nous connaissons chez l'adulte la richesse sensible de la perversion. La perversion est en somme l'exploration privilégiée d'une possibilité existentielle de la nature humaine – son déchirement interne, sa béance, par où a pu entrer le monde supranaturel du symbolique. Mais, si l'enfant est un pervers polymorphe, est-ce à dire qu'il faut projeter chez lui la valeur qualitative de la perversion telle qu'elle est vécue chez l'adulte ? Devons-nous chercher chez l'enfant une intersubjectivité du même type que celle que nous voyons être constitutive de la perversion chez l'adulte ?

Eh bien non. Sur quoi les Balint s'appuient-ils pour nous parler de cet amour primaire qui ne tiendrait aucun compte de la selfishness de l'autre ? Sur des mots comme ceux que l'enfant qui aime le mieux sa mère peut froidement lui dire – Quand tu seras morte, Maman, je prendrai tes chapeaux. Ou – Quand grand-papa sera mort, etc. Mots qui provoquent chez l'adulte l'adulation de l'enfant, car celui-ci lui paraît alors un être divin, à peine concevable, dont les sentiments lui échappent. Quand on tombe sur des phénomènes aussi paradoxaux, quand on ne comprend plus et qu'on a à résoudre la question du transcendant, on pense être devant un dieu ou un animal. Les enfants, on les prend beaucoup trop pour des dieux pour l'avouer, alors on dit qu'on les prend pour des animaux. Et c'est ce que fait Balint en pensant que l'enfant ne reconnaît pas l'autre, si ce n'est par rapport à son propre besoin. Erreur totale.

Ce simple exemple du quand tu seras mort nous indique où l'intersubjectivité fondamentale se manifeste effectivement chez l'enfant – elle se manifeste dans le fait qu'il peut se servir du langage.

Granoff a eu raison de dire l'autre jour qu'on pressent chez Balint la place de ce que je souligne après Freud dans ces premiers jeux de l'enfant qui consistent à évoquer, je ne dis pas à appeler, la présence dans l'absence, et à rejeter l'objet de la présence. Mais Balint méconnaît que c'est là phénomène de langage. Il ne voit qu'une chose, c'est que l'enfant ne tient pas compte de l'objet. Alors que l'important est que ce petit animal humain soit capable de se servir de la fonction symbolique grâce à laquelle, comme je vous l'ai expliqué, nous pouvons ici faire entrer les éléphants quelle que soit l'étroitesse de la porte.

L'intersubjectivité est d'abord donnée par le maniement du symbole, et cela dès l'origine. Tout part de la possibilité de nommer, qui est à la fois destruction de la chose et passage de la chose au plan symbolique, grâce à quoi le registre proprement humain s'installe. C'est de là que se produit, de façon de plus en plus compliquée, l'incarnation du symbolique dans le vécu imaginaire. Le symbolique modèlera toutes les inflexions que, dans le vécu de l'adulte, peut prendre l'engagement imaginaire, la captation originaire.

A négliger la dimension intersubjective, on tombe dans le registre de cette relation d'objet d'où il n'y a pas moyen de sortir, et qui nous amène à des impasses théoriques autant que techniques.

Ai-je ce matin assez bien fermé une boucle pour pouvoir vous laisser là? Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas une suite.

Pour l'enfant, il y a d'abord le symbolique et le réel, contrairement à ce qu'on croit. Tout ce que nous voyons se composer, s'enrichir et se diversifier dans le registre de l'imaginaire part de ces deux pôles. Si vous croyez que l'enfant est plus captif de l'imaginaire que du reste, vous avez raison en un certain sens. L'imaginaire est là. Mais il nous est absolument inaccessible. Il ne nous est accessible qu'à partir de ses réalisations chez l'adulte.

L'histoire passée, vécue, du sujet, que nous cherchons à atteindre dans notre pratique, ce n'est pas ce que celui que vous entendiez hier soir vous représentait comme les roupillades, les tripotages du sujet pendant l'analyse. Nous ne pouvons l'atteindre-et c'est ce que nous faisons, que nous le sachions ou non – que par le langage enfantin chez l'adulte. Je vous le démontrerai la prochaine fois.

Ferenczi a vu magistralement l'importance de cette question – qu'est-ce qui dans une analyse fait participer l'enfant à l'intérieur de l'adulte ? La réponse est tout à fait claire – ce qui est verbalisé d'une façon irruptive.

 

2 juin 1954.